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Anthropologie etc. - Page 8

  • Avis sur le livre : Les Neuf clés de la modernité - Jean-Marc Piotte

    Je résumerai de plus près la première trajectoire pour montrer comment fonctionne le livre: son originalité réside moins dans la description des idées-forces que dans la présentation de points de repère précis, en termes d'auteurs, qui aident à s'y retrouver dans chaque parcours.

    1. L'odyssée de la notion de liberté est complexe, mais le renversement est clair: les Anciens et les catholiques estiment que la liberté consiste à réaliser sa propre nature, ce qui revient en fait à choisir la Cité ou l'Église comme priorité, puisque le citoyen et le croyant ne peuvent parvenir au bonheur ou à la béatitude sans passer par ces médiations. Aujourd'hui, on a plutôt tendance à considérer la liberté comme le pouvoir de faire tout ce qui n'est pas interdit par la loi.

    La liberté se définit au départ par opposition à l'esclavage: la soumission à un peuple barbare ou aux vices. Puis, avec le développement de la bourgeoisie anglaise, la liberté est revendiquée contre l'autoritarisme économique et politique de la monarchie. Avec Descartes et Hobbes, la raison devient garante de la vérité, par principe accessible à tout le monde. Le lien entre liberté et soumission à l'Église ou à l'État devient saugrenu. Pour Aristote, l'état naturel de l'homme était la vie en société organisée, alors que les Modernes estiment que l'état naturel de l'homme consistait à vivre sans contrainte. L'État est sans doute nécessaire pour des raisons pratiques, mais tout pouvoir politique, étant la création d'individus libres, égaux et rationnels, doit donc protéger les libertés fondamentales de ces individus: droit à la sécurité, protection de la propriété privée, possibilités de vendre, d'acheter, de signer des contrats, de choisir son métier et sa résidence, de penser par lui-même.

    Locke, Spinoza et Rousseau montrent que la liberté de penser implique la liberté d'expression. La Déclaration des Droits de l'homme permet de manifester notre liberté, en autant qu'on ne menace pas la sécurité et la propriété des autres. Aujourd'hui, on invoque les droits de la personne (femmes, homosexuels, prolétaires): la liberté de pouvoir vivre selon mes valeurs et mes désirs en autant que je ne menace pas la liberté d'autrui.

  • L’« ethnicité » des ethnologues népalais

    Le monde de la recherche académique entretient naturellement un rapport complexe avec le contexte social et politique dans lequel elle s’insère. Si on connaît assez bien l’histoire de l’université, et si quelques plumes audacieuses ont tenté de dévoiler les rapports de pouvoir au sein de l’institution académique dans notre société (Pouzargue, 1998) , il est rare que les anthropologues travaillant sur des terrains plus lointains enquêtent sur l’univers professionnel et intellectuel dans lequel évoluent leurs homologues issus d’une culture différente.

    Comme tout chercheur sur le terrain, j’ai été moi-même un temps en contact avec la recherche académique publique du pays dans lequel j’ai effectué mon enquête- le Népal. Je ne me propose pas d’en développer une ethnographie approfondie, mais simplement, à partir de quelques vignettes prises sur le vif, de rendre compte de la configuration socio-politique singulière de l’anthropologie produite au Népal (cf. Bhattachan, 1996). Que se passe-t-il quand l’anthropologie est appropriée par les intellectuels nationaux, comment peut-on décrire les liens que cette production intellectuelle entretient avec un certain nombre d’enjeux propres à l’évolution contemporaine d’un pays en pleine tourmente ?

    Il s’avère que l’anthropologie, réflexion sur l’altérité, semble s’être muée principalement en un discours de l’identité : une majorité de chercheurs népalais travaillent sur ce terrain a priori tout désigné que constitue leur propre milieu d’origine. Avant de rentrer dans le débat épistémologique que suggère cet état de fait, il convient d’abord d’observer les rapports que le monde de la formation universitaire entretient avec le marché de l’emploi, dans un pays où une majorité d’étudiants sont appelés à devenir des notables dans leur terroir.

    Cela dit, cette tendance indigéniste s’inscrit aussi plus ou moins directement dans la lutte pour la reconnaissance du concept d’ « ethnicité », concept désormais sorti du cadre spécialisé pour rejoindre le débat public (cf. Gellner & alii, 1998). Dans une société où, il y a peu de temps encore, le monarque et les deux classes supérieures de la société (Bahun et Chetri) assuraient une domination sans partage sur la mosaïque des peuples himalayens, on assiste aujourd’hui à l’émergence massive des revendications ethniciste, incluses dans l’idéologie maoïste du CPN-M, mais qui la dépassent assez largement. Plus encore, les « ethnicités » - et donc, aussi d’une certain manière l’ethnologie, ou du moins le regard ethnologique, qui les sous-tend- deviennent de facto un élément intrinsèque de l’émergence d’un espace public démocratique La manière dont le concept de culture est instrumentalisé de toutes parts pose alors des questions et des défis criants à l’anthropologie. On pourra sans doute rapprocher cela d’autres destinées indigènes connues par l’anthropologie dans ces ‘territoires vierges’ chers aux premières vagues de l’ethnographie exotique occidentale.

    BHATTACHAN Krishna B.“Sociological and anthropological research and teaching in Nepal : western adaptation versus indigenization”. Social sciences in Nepal, n°2.
    DES CHENES Mary. 1996 “Ethnography in the Janajati-yug : lessons from reading Rodhi and other Tamu writings” in Studies in Nepali history and society, vol.1, n°1.
    GELLNER DAVID N., PFAFF-CZARNESKA Joanna, WHELPTON John (dirs.). 1997 Nationalism and ethnicity in a hindu kingdom. The politics of culture in contemporary Nepal. Amsterdam, Harwood.
    LECOMTE-TILOUINE Marie, DOLLFUS Pascale (dirs.). 2003 Ethnic revival and religious turmoil. Identities and representations in the Himalayas. New Delhi, Oxford University Press.
    POUZARGUE Francine. 1998, L’arbre à palabres. Anthropologie du pouvoir à l’université. Bordeaux, William Blake.

     

  • Fin de l’anthropologie sociale ? suite

    Que s’est-il donc passé ?

    L’anthropologie était née, dès la seconde moitié du 19e siècle, de deux matrices épistémiques, l’une de nature sociologique, l’autre de type naturaliste, toutes deux posant la possibilité d’une investigation empirique et du recueil objectif des faits. Ce projet d’inventaire s’appuyait sur certains présupposés. On ne mettait peut-être pas vraiment en question l’extériorité de l’observé sur l’observateur, ni même la possibilité d’une objectivité absolue de l’observation, quoique…ne prenons pas nos prédécesseurs pour plus naïfs qu’ils n’étaient. La connaissance de l’homme, tout comme celui d’un autre règne de la nature, impliquait avant tout la prudence, l’observation minutieuse, le recueil des faits, leur classement ; leur comparaison et leur interprétation allaient se faire mais l’urgence était moindre. Dans la seconde moitié du 20e siècle, tout au moins jusque dans les années 70, les ethnologues se consacraient encore –enfin, beaucoup d’entre eux—à documenter des cultures dont on ne savait rien ou très peu de choses.

    L’enquête de terrain se faisait, dans la plupart des cas, sur des groupes jamais étudiés, dont la langue n’avait pas été répertoriée, dont on ne savait pas au départ s’ils pratiquaient l’infanticide ou la chasse aux têtes, s’ils étaient polygames, à quoi ressemblaient leur croyances religieuse, s’ils adoraient le soleil ou mangeaient leurs ennemis, comment ils se mariaient ou construisaient leurs maisons. On croit à tort et on répète sans cesse que la magie de l’exotique motivait ces recherches. C’était plutôt, je crois, la magie de l’inconnu, la quête du nouveau, du jamais découvert.

    Le but de l’ethnologie de terrain était de découvrir cela puis de ramener les données chez soi pour les verser dans le pot commun. Il était entendu que ces données, une fois rangées sur les étagères de la grande collection anthropologique, attendaient d’être soumises à la scrutation comparative et livrer leur substantifique moelle, par suite de diverses moutures et pressages à froid et à chaud, et autres distillations savantes, et nous apprendre enfin en quoi consistait la culture humaine. Mauss faisait cela.

    La médaille avait donc deux faces : le recueil des données (l’inventaire en lui-même), en était l’endroit, l’envers en était la comparaison sans laquelle la laborieuse accumulation n’avait pas de signification. La comparaison a donc toujours été au centre du projet anthropologique, il en est l’alibi ultime.

    Seulement voilà, si on en croit la boutade peut-être apocryphe d’Evans-Pritchard, la comparaison est LA méthode de l’anthropologie sociale mais on ne sait pas en quoi elle consiste exactement. Bien sûr tout le monde fait ou prétend faire de la comparaison. Ceux qui se livrent à cet exercice de façon systématique et persistante en puisant dans un large éventail de données sont rares. En tout état de cause on a bien fait un inventaire (pas vraiment fini, plutôt mis en comas artificiel), on a un peu comparé et puis on a tourné la page.