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Anthropologie etc. - Page 6

  • Recension : Les Structures sociales de l'économie, de Pierre BOURDIEU

    Le discours économique libéral repose sur des postulats rarement présentés comme tels. Il semble par exemple évident que l'échange marchand obéit à la loi de l'offre et de la demande. Rares sont ceux qui remettent en cause le marché comme lieu naturel des échanges économiques. Le salaire apparaît au salarié comme la rétribution du travail qu'il a effectivement fourni. Etc., etc. Paradoxe.

    C'est à l'époque où la pensée contestataire commençait à dénoncer en France l'hégémonie d'une pensée soi disant unique, qu'un étrange phénomène de mauvaise conscience a atteint la réflexion de nombreux économistes sur leur propre enseignement. C'est la période où a été éditée dans l'hexagone une pléiade d'ouvrages opposant les exigences de l'éthique à l'horreur économique. Le plus célèbre d'entre eux a emprunté cette formule rimbaldienne ("l'horreur économique ") pour en faire le titre d'un best-seller (350.000 exemplaires dans la seconde moitié des années quatre-vingt-dix).

    Son auteur, Viviane Forrester, n'en est pas encore revenue ! Dans le sillage de ce succès éditorial - et donc économique ! - une association d' "Economistes contre la pensée unique" s 'est formée, et il n'est plus de forum contre l'ordre libéral auquel ne participe au moins un représentant de ce groupe. Avant l'été 2000, des étudiants et certains de leurs professeurs se sont rebellés contre l'absence de pluralisme dans l'enseignement de l'économie à l'université et une large publicité a été donnée par les médias à leur "révolte". En fait, cette situation n'appelle pas à moraliser le savoir économique en le relativisant et en le pluralisant.

    Tous ces phénomènes sont l'indice de la véritable sacralisation de l'économie dont la "révolution conservatrice" a eu besoin pour légitimer les processus politiques qu'elle a induits. Ce processus vient d'être minutieusement analysé à travers un cas particulier, par l'éminent sociologue Pierre Bourdieu.

  • Avis sur le livre : Les Neuf clés de la modernité - Jean-Marc Piotte, suite

    Suite de ma chronique du livre : Les Neuf clés de la modernité 

    2. L'univers des Grecs est hiérarchisé, naturellement et socialement, et on connaît les limites de la démocratie athénienne. Platon et Aristote se méfient de cette forme de gouvernement. Pour les chrétiens, nous sommes tous égaux devant Dieu, mais inégaux entre nous, les laïcs devant obéissance aux clercs comme le Roi doit se soumettre au Pape. Par contre, les Modernes subordonnent l'Église à l'État, la bourgeoisie revendique l'égalité, au moins pour elle-même; débordée sur sa gauche, elle étendra l'égalité aux travailleurs, aux femmes et aux enfants, du moins formellement. Or, peut-il y avoir égalité réelle pour qui ne bénéficie pas au départ de conditions d'existence décentes?

    3. Les Grecs et l'Église soumettent généralement les passions à la raison, au sens où notre nature, inscrite d'une certaine façon dans l'ordre des choses, prescrit d'agir rationnellement, donc de maîtriser nos passions : voir Mythe et religion en Grèce ancienne, de Jean-Pierre Vernant. Les Modernes apprécient à leur façon la raison, mais ne la voient pas comme l'ennemie des passions, et ne pensent pas que la connaissance conduit à la reconnaissance d'un sens du monde et de l'homme toujours déjà là et exprimable en termes de fins. Au contraire, la raison ne détermine plus ce qu'est la finalité humaine; elle ne juge plus les désirs et les passions au nom de cette fin; elle permet à l'homme de prévoir les besoins futurs et d'agencer en conséquence ses actions. La raison est au service des passions. Elle est dorénavant instrumentale (p. 75). D'où la morale utilitariste contre laquelle Kant s'évertue; mais, fin XIXe, Nietzsche et Freud insisteront sur cet aspect passionnel de l'être humain.

    4. Les sociétés grecque et médiévale ne valorisent pas le travail comme tel; c'est l'affaire des esclaves, des artisans ou des serfs, d'autant plus que, pour les chrétiens, c'est une punition. Or, le capitalisme vise plus qu'une autosuffisance fondée sur la propriété foncière. Avec la manufacture et l'industrie, le travail apparaît comme producteur de valeur. Hobbes note déjà que la valeur d'un homme n'est plus déterminée par ses vertus ou par son rapport à Dieu, mais par son prix sur le marché ( p. 93). Pour Locke, la propriété privée de la terre est justifiée dans la mesure où on la travaille. Le travail devient le meilleur moyen pour assurer la satisfaction de nos besoins mêmes futurs, puisqu'il produit de l'argent, plus facilement accumulable que des légumes.

    Les Neuf clés de la modernité - Jean-Marc Piotte
    Québec Amérique/ 2001
    240 pages

  • Avis sur le livre : Les Neuf clés de la modernité - Jean-Marc Piotte

    Je résumerai de plus près la première trajectoire pour montrer comment fonctionne le livre: son originalité réside moins dans la description des idées-forces que dans la présentation de points de repère précis, en termes d'auteurs, qui aident à s'y retrouver dans chaque parcours.

    1. L'odyssée de la notion de liberté est complexe, mais le renversement est clair: les Anciens et les catholiques estiment que la liberté consiste à réaliser sa propre nature, ce qui revient en fait à choisir la Cité ou l'Église comme priorité, puisque le citoyen et le croyant ne peuvent parvenir au bonheur ou à la béatitude sans passer par ces médiations. Aujourd'hui, on a plutôt tendance à considérer la liberté comme le pouvoir de faire tout ce qui n'est pas interdit par la loi.

    La liberté se définit au départ par opposition à l'esclavage: la soumission à un peuple barbare ou aux vices. Puis, avec le développement de la bourgeoisie anglaise, la liberté est revendiquée contre l'autoritarisme économique et politique de la monarchie. Avec Descartes et Hobbes, la raison devient garante de la vérité, par principe accessible à tout le monde. Le lien entre liberté et soumission à l'Église ou à l'État devient saugrenu. Pour Aristote, l'état naturel de l'homme était la vie en société organisée, alors que les Modernes estiment que l'état naturel de l'homme consistait à vivre sans contrainte. L'État est sans doute nécessaire pour des raisons pratiques, mais tout pouvoir politique, étant la création d'individus libres, égaux et rationnels, doit donc protéger les libertés fondamentales de ces individus: droit à la sécurité, protection de la propriété privée, possibilités de vendre, d'acheter, de signer des contrats, de choisir son métier et sa résidence, de penser par lui-même.

    Locke, Spinoza et Rousseau montrent que la liberté de penser implique la liberté d'expression. La Déclaration des Droits de l'homme permet de manifester notre liberté, en autant qu'on ne menace pas la sécurité et la propriété des autres. Aujourd'hui, on invoque les droits de la personne (femmes, homosexuels, prolétaires): la liberté de pouvoir vivre selon mes valeurs et mes désirs en autant que je ne menace pas la liberté d'autrui.