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Anthropologie etc. - Page 6

  • Fin de l’anthropologie sociale ? suite

    Que s’est-il donc passé ?

    L’anthropologie était née, dès la seconde moitié du 19e siècle, de deux matrices épistémiques, l’une de nature sociologique, l’autre de type naturaliste, toutes deux posant la possibilité d’une investigation empirique et du recueil objectif des faits. Ce projet d’inventaire s’appuyait sur certains présupposés. On ne mettait peut-être pas vraiment en question l’extériorité de l’observé sur l’observateur, ni même la possibilité d’une objectivité absolue de l’observation, quoique…ne prenons pas nos prédécesseurs pour plus naïfs qu’ils n’étaient. La connaissance de l’homme, tout comme celui d’un autre règne de la nature, impliquait avant tout la prudence, l’observation minutieuse, le recueil des faits, leur classement ; leur comparaison et leur interprétation allaient se faire mais l’urgence était moindre. Dans la seconde moitié du 20e siècle, tout au moins jusque dans les années 70, les ethnologues se consacraient encore –enfin, beaucoup d’entre eux—à documenter des cultures dont on ne savait rien ou très peu de choses.

    L’enquête de terrain se faisait, dans la plupart des cas, sur des groupes jamais étudiés, dont la langue n’avait pas été répertoriée, dont on ne savait pas au départ s’ils pratiquaient l’infanticide ou la chasse aux têtes, s’ils étaient polygames, à quoi ressemblaient leur croyances religieuse, s’ils adoraient le soleil ou mangeaient leurs ennemis, comment ils se mariaient ou construisaient leurs maisons. On croit à tort et on répète sans cesse que la magie de l’exotique motivait ces recherches. C’était plutôt, je crois, la magie de l’inconnu, la quête du nouveau, du jamais découvert.

    Le but de l’ethnologie de terrain était de découvrir cela puis de ramener les données chez soi pour les verser dans le pot commun. Il était entendu que ces données, une fois rangées sur les étagères de la grande collection anthropologique, attendaient d’être soumises à la scrutation comparative et livrer leur substantifique moelle, par suite de diverses moutures et pressages à froid et à chaud, et autres distillations savantes, et nous apprendre enfin en quoi consistait la culture humaine. Mauss faisait cela.

    La médaille avait donc deux faces : le recueil des données (l’inventaire en lui-même), en était l’endroit, l’envers en était la comparaison sans laquelle la laborieuse accumulation n’avait pas de signification. La comparaison a donc toujours été au centre du projet anthropologique, il en est l’alibi ultime.

    Seulement voilà, si on en croit la boutade peut-être apocryphe d’Evans-Pritchard, la comparaison est LA méthode de l’anthropologie sociale mais on ne sait pas en quoi elle consiste exactement. Bien sûr tout le monde fait ou prétend faire de la comparaison. Ceux qui se livrent à cet exercice de façon systématique et persistante en puisant dans un large éventail de données sont rares. En tout état de cause on a bien fait un inventaire (pas vraiment fini, plutôt mis en comas artificiel), on a un peu comparé et puis on a tourné la page.

  • Fin de l’anthropologie sociale ?

    Comme le souligne fort à propos le rapport de conjoncture de la section 38, l’anthropologie sociale est aujourd’hui marquée par la disparition de son projet fondamental qui était celui d’un inventaire des sociétés humaines, inventaire qui devait donner lieu, grâce à un processus de comparaison raisonnée, à la connaissance de lois ou tout du moins de régularités commandant les formes de vie collective et leur évolution dans le temps.

    INVENTAIRE ET COMPARAISON

    Les ordres sociaux, les cultures se mettraient en place, pensait-on, autour de quelques points fixes — les universaux, les invariants—, le reste devait obéir à de règles précises de transformation. Ce programme passe maintenant pour caduque. Certes aucune déclaration solennelle et publique n’a annoncé cet abandon. Plutôt que d’une décision consciente et brutale il y a eu une déshérence progressive, on ne s’est pas rué vers la sortie, mais le public s’est clairsemé et la salle est restée vide –à l’exception de quelques entêtés de la forêt amazonienne ou des hautes vallées de Nouvelle Guinée.

    En lieu et place d’un inventaire des groupes ethniques, s’est mis en place un autre inventaire. On se consacre plus volontiers désormais à examiner des configurations déjà repérées mais habilement reconstruites et réinterprétées dans des sociétés et des cultures sur lesquelles on sait déjà beaucoup de choses. En d’autres termes plutôt qu’un inventaire des choses inconnues on se livre à celui des choses connues, mais mal (pense-t-on).

    Ou bien, autre tactique fructueuse, on repère un « néo-objet ». De cette façon les néo-ruraux, les néo-indiens, les néo-vampires, les néo-chamanes, les tiffosi, les surfeurs, les martyrs jihadistes, les écologistes profonds et d’autres personnages hauts en couleur de la grande comédie humaine deviennent nos primitifs à nous, anthropologues du 21e siècle. Il faut avouer que de ce point de vue l’anthropologie s’est incroyablement renouvelée et a pris un essor fabuleux.

    On peut tirer sur tout ce qui bouge et la saison de la chasse n’est pas prête d’être close. Notre petite entreprise ne connaît pas la crise

  • Avis sur Le Capital du XXIe siècle, de Thomas Piketty

    Le véritable pouvoir de ce livre, et je soupçonne que l'une des raisons pour lesquelles il a été loué/considéré de manière si militante ces derniers mois, réside dans sa perspective macro-économique et longitudinale. Piketty s'intéresse à ce que le réseau d'information le plus large possible nous apprend sur le capital à l'ère moderne. Et ce qu'il nous dit est puissant, désillusionnant et finalement humilie les dogmes économiques de toutes tendances idéologiques.

    Il est tellement soucieux d'expliquer ces informations, de les décomposer par une litanie d'analogies et d'exemples concrets, et de parler de leurs limites et de leurs pièges potentiels, que parfois le lecteur ne voit presque pas l'image intimidante et complète de l'inégalité des richesses moderne qu'il a construite. Lire cela, c'est comme regarder un adulte entrer dans une pièce remplie de personnes qui ont depuis longtemps oublié comment être adultes.

    Dans Le Capital du XXIe siècle, Thomas Piketty Il synthétise les meilleures idées de penseurs économiques aussi divers que Marx, Ricardo, Kuznets, etc. tout en humiliant totalement leurs pires tendances idéologiques avec le genre de données qu'ils n'avaient pas ou étaient simplement trop motivés par leurs propres dogmes pour même envisager de les rassembler.

    En effet, on soupçonne que la raison pour laquelle tant de références historiques et culturelles du livre (Jane Austen et Honre de Balzac apparaissent dans ce livre, à la grande surprise et au grand plaisir de ce critique trop humaniste) viennent du XIXe siècle est que, comme le montre Piketty, nous revenons rapidement à un monde où l'inégalité économique ressemble et dépassera très probablement le type de stratification observé dans l'Europe du XIXe siècle.

    En bref, tous les indicateurs qu'il présente montrent un avenir possible où l'initiative personnelle et le travail acharné ne vaudront rien par rapport à la puissance des rendements des titres et des fortunes privées super-concentrés et largement hérités.