Johannes Fabian a montré, dés le début des années 80, que le discours de l’anthropologie était généralement « allochronique », c’est à dire basé sur le déni d’un temps intersubjectif, ou encore, plus simplement, sur un déni de la communication qui ne peut pourtant manquer de se nouer entre l’anthropologue et ceux qu’il observe. Cette idée est fondatrice d’une autre façon de pratiquer l’anthropologie. Ses implications sont évidemment méthodologiques, mais aussi politiques dans la mesure où reconnaître qu’une communication peut se produire entre l’observateur et l’observé équivaut à rompre une relation asymétrique qui voit généralement le premier (l’observateur) établir une supériorité par rapport au second, presque à son insu, par le simple fait de le constituer en objet scientifique.
Il semble pertinent de prolonger ce débat théorique en le passant au crible de la philosophie du langage ordinaire américaine au travers de trois philosophes : Wittgenstein, Austin et Cavell. Pour ce faire, nous nous réfèrerons à une situation ordinaire, une jeune mère qui parle à son enfant en public. L’analyse interactionnelle de cette scène, engagée à partir d’indices observables, tend à montrer que cette jeune femme est en train de produire une communication élaborée, référée à plusieurs niveaux d’interlocuteurs : un interlocuteur superficiel (son enfant) ; des interlocuteurs implicites (les parents qui passent). Mais cette stratégie discursive semble aussi détournée d’une finalité qui elle même semble indistincte. Cette situation permet de considérer, avec Austin, le langage comme un lieu d’accord ou un lieu de rupture, ou encore le mode permettant de s’entendre sur cette façon une de décrire et de comprendre le monde. Si l’on revient à l’exemple choisi, cette jeune femme semble entrevoir que le langage tend vers la possibilité de sa rupture, la possibilité de son échec, de sa non reconnaissance. En ce sens elle est en train de tester son « échantillon », c’est à dire sa valeur de représentativité, sa capacité à parler au nom des autres. En ce sens, elle est aussi en train d’affiner sa perception de la situation avec des mots, c’est à dire qu’elle ne fait pas que communiquer ; elle crée aussi un cadre de perception pour tâcher de comprendre sa propre situation. Elle pratique ce que nous faisons tous, et qui est compris dans le scepticisme tel qu’il est défini par Cavell : non pas « pouvoir savoir », soit le scepticisme au sens classique portant sur la connaissance (ce que je peux connaître) ; mais « vouloir savoir », ce qui renvoie à un scepticisme sur ma reconnaissance, sur mon intimité avec le autrui (Laugier (article Cavell ), soit le projet de la philosophie sceptique tel qu’il est formulé par Cavell. Nous entrevoyons alors tout l’apport de la philosophie sceptique pour l’anthropologie.
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