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Anthropologie etc. - Page 5

  • Avis sur le livre : Les Neuf clés de la modernité - Jean-Marc Piotte, suite

    Suite de ma chronique du livre : Les Neuf clés de la modernité 

    2. L'univers des Grecs est hiérarchisé, naturellement et socialement, et on connaît les limites de la démocratie athénienne. Platon et Aristote se méfient de cette forme de gouvernement. Pour les chrétiens, nous sommes tous égaux devant Dieu, mais inégaux entre nous, les laïcs devant obéissance aux clercs comme le Roi doit se soumettre au Pape. Par contre, les Modernes subordonnent l'Église à l'État, la bourgeoisie revendique l'égalité, au moins pour elle-même; débordée sur sa gauche, elle étendra l'égalité aux travailleurs, aux femmes et aux enfants, du moins formellement. Or, peut-il y avoir égalité réelle pour qui ne bénéficie pas au départ de conditions d'existence décentes?

    3. Les Grecs et l'Église soumettent généralement les passions à la raison, au sens où notre nature, inscrite d'une certaine façon dans l'ordre des choses, prescrit d'agir rationnellement, donc de maîtriser nos passions : voir Mythe et religion en Grèce ancienne, de Jean-Pierre Vernant. Les Modernes apprécient à leur façon la raison, mais ne la voient pas comme l'ennemie des passions, et ne pensent pas que la connaissance conduit à la reconnaissance d'un sens du monde et de l'homme toujours déjà là et exprimable en termes de fins. Au contraire, la raison ne détermine plus ce qu'est la finalité humaine; elle ne juge plus les désirs et les passions au nom de cette fin; elle permet à l'homme de prévoir les besoins futurs et d'agencer en conséquence ses actions. La raison est au service des passions. Elle est dorénavant instrumentale (p. 75). D'où la morale utilitariste contre laquelle Kant s'évertue; mais, fin XIXe, Nietzsche et Freud insisteront sur cet aspect passionnel de l'être humain.

    4. Les sociétés grecque et médiévale ne valorisent pas le travail comme tel; c'est l'affaire des esclaves, des artisans ou des serfs, d'autant plus que, pour les chrétiens, c'est une punition. Or, le capitalisme vise plus qu'une autosuffisance fondée sur la propriété foncière. Avec la manufacture et l'industrie, le travail apparaît comme producteur de valeur. Hobbes note déjà que la valeur d'un homme n'est plus déterminée par ses vertus ou par son rapport à Dieu, mais par son prix sur le marché ( p. 93). Pour Locke, la propriété privée de la terre est justifiée dans la mesure où on la travaille. Le travail devient le meilleur moyen pour assurer la satisfaction de nos besoins mêmes futurs, puisqu'il produit de l'argent, plus facilement accumulable que des légumes.

    Les Neuf clés de la modernité - Jean-Marc Piotte
    Québec Amérique/ 2001
    240 pages

  • Avis sur le livre : Les Neuf clés de la modernité - Jean-Marc Piotte

    Je résumerai de plus près la première trajectoire pour montrer comment fonctionne le livre: son originalité réside moins dans la description des idées-forces que dans la présentation de points de repère précis, en termes d'auteurs, qui aident à s'y retrouver dans chaque parcours.

    1. L'odyssée de la notion de liberté est complexe, mais le renversement est clair: les Anciens et les catholiques estiment que la liberté consiste à réaliser sa propre nature, ce qui revient en fait à choisir la Cité ou l'Église comme priorité, puisque le citoyen et le croyant ne peuvent parvenir au bonheur ou à la béatitude sans passer par ces médiations. Aujourd'hui, on a plutôt tendance à considérer la liberté comme le pouvoir de faire tout ce qui n'est pas interdit par la loi.

    La liberté se définit au départ par opposition à l'esclavage: la soumission à un peuple barbare ou aux vices. Puis, avec le développement de la bourgeoisie anglaise, la liberté est revendiquée contre l'autoritarisme économique et politique de la monarchie. Avec Descartes et Hobbes, la raison devient garante de la vérité, par principe accessible à tout le monde. Le lien entre liberté et soumission à l'Église ou à l'État devient saugrenu. Pour Aristote, l'état naturel de l'homme était la vie en société organisée, alors que les Modernes estiment que l'état naturel de l'homme consistait à vivre sans contrainte. L'État est sans doute nécessaire pour des raisons pratiques, mais tout pouvoir politique, étant la création d'individus libres, égaux et rationnels, doit donc protéger les libertés fondamentales de ces individus: droit à la sécurité, protection de la propriété privée, possibilités de vendre, d'acheter, de signer des contrats, de choisir son métier et sa résidence, de penser par lui-même.

    Locke, Spinoza et Rousseau montrent que la liberté de penser implique la liberté d'expression. La Déclaration des Droits de l'homme permet de manifester notre liberté, en autant qu'on ne menace pas la sécurité et la propriété des autres. Aujourd'hui, on invoque les droits de la personne (femmes, homosexuels, prolétaires): la liberté de pouvoir vivre selon mes valeurs et mes désirs en autant que je ne menace pas la liberté d'autrui.

  • L’« ethnicité » des ethnologues népalais

    Le monde de la recherche académique entretient naturellement un rapport complexe avec le contexte social et politique dans lequel elle s’insère. Si on connaît assez bien l’histoire de l’université, et si quelques plumes audacieuses ont tenté de dévoiler les rapports de pouvoir au sein de l’institution académique dans notre société (Pouzargue, 1998) , il est rare que les anthropologues travaillant sur des terrains plus lointains enquêtent sur l’univers professionnel et intellectuel dans lequel évoluent leurs homologues issus d’une culture différente.

    Comme tout chercheur sur le terrain, j’ai été moi-même un temps en contact avec la recherche académique publique du pays dans lequel j’ai effectué mon enquête- le Népal. Je ne me propose pas d’en développer une ethnographie approfondie, mais simplement, à partir de quelques vignettes prises sur le vif, de rendre compte de la configuration socio-politique singulière de l’anthropologie produite au Népal (cf. Bhattachan, 1996). Que se passe-t-il quand l’anthropologie est appropriée par les intellectuels nationaux, comment peut-on décrire les liens que cette production intellectuelle entretient avec un certain nombre d’enjeux propres à l’évolution contemporaine d’un pays en pleine tourmente ?

    Il s’avère que l’anthropologie, réflexion sur l’altérité, semble s’être muée principalement en un discours de l’identité : une majorité de chercheurs népalais travaillent sur ce terrain a priori tout désigné que constitue leur propre milieu d’origine. Avant de rentrer dans le débat épistémologique que suggère cet état de fait, il convient d’abord d’observer les rapports que le monde de la formation universitaire entretient avec le marché de l’emploi, dans un pays où une majorité d’étudiants sont appelés à devenir des notables dans leur terroir.

    Cela dit, cette tendance indigéniste s’inscrit aussi plus ou moins directement dans la lutte pour la reconnaissance du concept d’ « ethnicité », concept désormais sorti du cadre spécialisé pour rejoindre le débat public (cf. Gellner & alii, 1998). Dans une société où, il y a peu de temps encore, le monarque et les deux classes supérieures de la société (Bahun et Chetri) assuraient une domination sans partage sur la mosaïque des peuples himalayens, on assiste aujourd’hui à l’émergence massive des revendications ethniciste, incluses dans l’idéologie maoïste du CPN-M, mais qui la dépassent assez largement. Plus encore, les « ethnicités » - et donc, aussi d’une certain manière l’ethnologie, ou du moins le regard ethnologique, qui les sous-tend- deviennent de facto un élément intrinsèque de l’émergence d’un espace public démocratique La manière dont le concept de culture est instrumentalisé de toutes parts pose alors des questions et des défis criants à l’anthropologie. On pourra sans doute rapprocher cela d’autres destinées indigènes connues par l’anthropologie dans ces ‘territoires vierges’ chers aux premières vagues de l’ethnographie exotique occidentale.

    BHATTACHAN Krishna B.“Sociological and anthropological research and teaching in Nepal : western adaptation versus indigenization”. Social sciences in Nepal, n°2.
    DES CHENES Mary. 1996 “Ethnography in the Janajati-yug : lessons from reading Rodhi and other Tamu writings” in Studies in Nepali history and society, vol.1, n°1.
    GELLNER DAVID N., PFAFF-CZARNESKA Joanna, WHELPTON John (dirs.). 1997 Nationalism and ethnicity in a hindu kingdom. The politics of culture in contemporary Nepal. Amsterdam, Harwood.
    LECOMTE-TILOUINE Marie, DOLLFUS Pascale (dirs.). 2003 Ethnic revival and religious turmoil. Identities and representations in the Himalayas. New Delhi, Oxford University Press.
    POUZARGUE Francine. 1998, L’arbre à palabres. Anthropologie du pouvoir à l’université. Bordeaux, William Blake.